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« Palestine : effacer et renommer. Soixante-douze ans d’une entreprise coloniale de remplacement » par Elias Sanbar

Publié le lundi 18 mai 2020

article paru le 15 mai 2020 sur le site contrtemps.eu

Le 15 mai 1948, le mouvement sioniste se proclame État souverain en Palestine, suite au vote de la résolution de partage du 29 novembre 1947 à l’ONU, et à la guerre menée par plusieurs milices sionistes (la Haganah et l’Irgoun entre autres) visant à expulser des habitants palestiniens.

Cette date ouvre le début de la Nakba (catastrophe) palestinienne et arabe. Nous publions à cette occasion un passage du livre Figures du Palestinien. Identité des origines, identité de devenir, éditions Gallimard, 2004, de l’historien, écrivain et traducteur palestinien Elias Sanbar.

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À l’automne 1949, la terre de Palestine est noyée. Recouverte par une autre — Sous Israël la Palestine, écrira Ilan Halevi —, elle a perdu son nom. De partout résonne une antienne : la Palestine, les Palestiniens, ça n’existe pas. Si problème il y a, c’est celui des réfugiés… arabes.

Le nom effacé, le déni d’existence qui l’accompagne est renforcé par l’usage du verbe au présent. Personne n’affirme que les Palestiniens n’existent plus — cela équivaudrait à une reconnaissance de crime —, on dit simplement qu’ils n’existent pas. Contracté et aboli, le temps se déroule simultanément dans les directions du présent, du passé et du futur, et les Palestiniens apprennent à leurs dépens que quiconque est mis à la porte du lieu est également renvoyé du temps. Ainsi, très tôt, dès la noyade, la figure de l’Absent se trouve-t-elle modelée par un couple indissociable, temps et lieu, histoire et territoire.

Après le 15 mai 1948, les expulsions — qui continuent, systématiquement, consciencieusement — témoignent que le transfert était bien le but de la guerre, non l’une de ses conséquences accidentelles. Les raisons militaires ou sécuritaires si souvent invoquées au cours des opérations sont supplantées par une autre logique, qu’expose Meron Benvenisti :

« Même si leurs alibis se fondaient sur la sécurité militaire, les responsables de l’expulsion savaient que les dirigeants d’Israël avaient posé deux principes qui firent que les conséquences de l’abandon des localités arabes dépassèrent de loin les impératifs sécuritaires à court terme. Ces dirigeants avaient décidé tout d’abord que les Arabes ne seraient jamais autorisés à revenir dans leurs demeures et ensuite que les zones abandonnées seraient rattachées aux implantations juives déjà existantes ou allouées à des juifs pour qu’ils s’y installent. Plus, l’État vota des lois et promulgua des décrets qui instituèrent un cadre légal qui légitimait le déracinement permanent des villageois, l’expropriation et la nationalisation de leurs terres. Agissant comme l’héritière du Fonds national juif, la Knesset se contenta d’adapter les méthodes de ce dernier relatives à la “rédemption de la terre’’, à ses propres moyens et pouvoirs : il ne s’agissait plus d’acquérir de la terre en l’achetant à un propriétaire consentant, mais d’user de l’expropriation en vertu des lois d’un État souverain, notifiées par ses émissaires en armes. »

Un édifice à trois étages émerge : expulsion, prévention de tout retour des Palestiniens et mainmise des seuls juifs sur les lieux. Mise en place pendant la guerre, cette construction ne s’arrêta pas avec la conclusion des accords de trêve de 1949-1950, mais se perpétue encore de nos jours en Cisjordanie et à Gaza. Continuité qui montre bien la finalité recherchée : aller non point jusqu’au dernier Palestinien vivant, mais jusqu’au dernier restant.

La tâche ne sera pas aisée malgré les conditions favorables qui prévalent après la guerre de 1948 : un pays englouti, un peuple démantelé entre les exils, une trentaine de villages seulement encore palestiniens sur le nouveau territoire israélien. Mais s’il sera long et malaisé, s’il se heurtera selon les étapes à la résistance des exclus ou à des obstacles strictement pratiques, le travail du vide sera toujours présenté comme transitoire, temporaire (le temps que la sécurité soit au rendez-vous et que les Israéliens soient vraiment rassurés). Une excellente trouvaille qui permet, les premières années d’Israël, de calmer d’éventuelles critiques extérieures.

Mais, définissant cette sécurité comme absolue, impossible à atteindre finalement, les Israéliens instaurent une autre réalité, celle de l’état de guerre permanent. Dès lors le “Pas de retour des réfugiés’’ se mue en un “Pas de sécurité pour Israël tant que les réfugiés envisageront de revenir’’ qui s’accompagne d’un autre glissement : en refusant d’intégrer les réfugiés, les États arabes privent Israël de sa sécurité et le contraignent à prendre des mesures d’expropriation de plus en plus radicales. Relevant exclusivement des impératifs de la défense, la conquête de la Palestine est désormais à l’abri de toute condamnation.

L’absence : premiers temps

Premiers mois de l’expulsion. Les Palestiniens circulent. En Palestine d’abord. D’un pays arabe voisin à l’autre ensuite. Une obsession les habite : retrouver leurs proches dispersés au gré des avancées de la Haganah et des passages de frontières. Au terme de ce mouvement, les villages, les quartiers urbains, les régions se reconstituent dans les camps par la grâce des structures familiales, communautaires, rurales ou urbaines, du fait surtout que les départs se sont malgré tout déroulés par pans régionaux. Installés dans des camps de l’UNRWA (agence de l’Onu chargée des réfugiés palestiniens) ou, quand ils en ont les moyens, dans les villes et localités arabes, les réfugiés partagent le sentiment d’être non point sortis de la patrie, mais partis en sa compagnie en exil.

Trait fondamental de la figure de l’Absent, le Palestinien se perçoit comme un être-territoire, un exilé qui porte son lieu natal et sa patrie. C’est sur ce territoire disparu et sauvé depuis qu’il s’est installé dans le corps de ses enfants que naît et se forme le sentiment du retour. Partant de cette notion particulière de perte, le réfugié palestinien est tout autant de chair et d’os qu’une personnification des lieux qu’il porte désormais en lui, qu’il transporte sur ses épaules, en attendant de pouvoir les reposer à leur place, intacts, tels qu’au moment de la noyade.

Cette double idée du retour des personnes mais également du pays inaltéré, tel qu’au dernier instant où il était encore visible, se concrétise immédiatement d’une façon nouvelle de raconter la Palestine pour la garder : l’inventaire.

Une oeuvre inaugure ce genre littéraire, celle de Moustapha Mourad al-Dabbâgh. Elle remplace la chronique, portée à son summum par le monumental Al-Nakba de ‘Arif al-‘Arif qui, indissociable du monde qui vient d’être englouti, a disparu avec lui. Le récit que Dabbâgh fait de la genèse de son ouvrage — Bilâduna Filastîn, Notre patrie, la Palestine, en 10 volumes et 7570 pages — est essentiel : il éclaire le changement de registre.

Avril 1948. Encerclée par des unités de l’Irgoun et du Palmach, Jaffa vient de tomber. Une bonne partie de la population, qui n’a pu évacuer les lieux par voie de terre, se regroupe au port, où elle est littéralement jetée à la mer.

« Après que les forces juives eurent occupé Hayy al-Manshîya à Jaffa, elles commencèrent à progresser vers les autres quartiers de la ville. Les nôtres, malgré leurs forces réduites et la vétusté de leurs armes, leur opposèrent une résistance farouche mais ne purent stopper leur avance. La situation empira, l’eau et l’électricité furent coupées, rapidement le pain manqua. Mon cousin vint me trouver. Il avait loué une felouque pour évacuer ses frères et il ne me lâcha qu’après que j’eus accepté de partir avec eux. Je n’emportai qu’un petit bagage qui contenait mon manuscrit de six mille feuillets sur l’histoire et la toponymie de mon pays. Mon livre, ma seule oeuvre, le fruit de ma vie durant les dix années passées à rassembler ma documentation et à l’écrire.

« Nous embarquâmes, mes cousins et moi, ainsi que d’autres réfugiés, puis nous levâmes l’ancre. La mer était houleuse, ses vagues de plus en plus hautes. Les vents furieux et les rafales de pluie nous enveloppaient. La felouque commença à prendre dangereusement l’eau et le marin nous ordonna d’alléger la cargaison pour ne pas couler.

« Je serrai mon manuscrit contre ma poitrine, mais le bras du marin aidé par le flux d’une vague qui avait inondé notre embarcation arracha ma sacoche et la jeta à la mer. Ainsi disparut mon livre, ainsi furent perdues mes longues années.

« L’exil passa et la stupeur dans laquelle nous plongea le désastre de la perte de notre terre se dissipa. Je décidai de me remettre à mon livre, pour les miens, qu’ils n’oublient pas leur patrie spoliée et oeuvrent à sa délivrance. Je suis revenu à mon livre par la force irrésistible de ma terre bien-aimée, dominé dans mon être par un besoin qui jamais ne m’abandonne. »

Pourquoi Dabbâgh éprouve-t-il le besoin de présenter son livre comme la reconstitution d’un autre, noyé ? La réponse est finalement secondaire ici car, écrite avant 1948 en Palestine, ou après, au Liban, une oeuvre de cette nature n’a fonction qu’en exil.

Bilâduna Filastîn n’est pas un livre réécrit mais la reconstitution dans ses moindres détails d’un pays englouti, un inventaire total, un projet démesuré de mettre une patrie par écrit : géographie physique, toponymie, géologie, climatologie, démographie, histoire, croyances, archéologie, structuration de la société en clans, tribus, familles… Le but ? Graver sa patrie dans sa tête et se munir ainsi du bagage indispensable aux porteurs de terre palestiniens.

La première des conditions de réussite de ce pari fou imposant que les paysages transportés soient portés pour être reposés, intacts, à leur place originelle, l’oeuvre de Dabbâgh naît de la double conviction que l’exil sera long et qu’il faut fixer les moindres détails du pays au cas où les porteurs de paysages, leurs descendants surtout, les oublieraient.

1948. Les Palestiniens qui se perçoivent comme les réceptacles vivants de leur pays, ont désormais un devenir territoire. […]
Une histoire de noms

Weizmann avait pris soin, lors de sa première visite en Palestine, en 1918, de préciser aux notables de Jaffa qu’il ne venait pas mais « revenait ». L’oeuvre de destruction de la Palestine arabe se présentera quarante ans plus tard comme une restauration. Localités débaptisées, noms inventés de toutes pièces, ruines des villages arabes rasés cataloguées « ruine romaines », destruction du paysage, mais aussi ravage de l’agriculture, des oliveraies, des vergers d’agrumes, incendie des récoltes que l’on ne peut exploiter faute de main-d’oeuvre juive suffisante… Rage des vainqueurs, mais doublée d’une peur panique de voir les disparus revenir.

Meron Benvenisti le décrit bien :

« La destruction des villages arabes constituait bien sûr un élément majeur de la destruction du paysage précédent, mais la destruction de l’agriculture arabe eut des conséquences encore plus dévastatrices. Les plantations d’agrumes, les oliveraies et cultures fruitières s’étendaient sur près d’un million de dunums. La majorité des arbres furent laissés à l’abandon ou immédiatement détruits par les Israéliens, qui supprimaient tout ce que les Arabes avaient laissé et qui ne pouvait être intégré à leur propre configuration. […] Cela ne colle pas avec l’image autoproclamée d’Israël “qui a fait fleurir le désert”, mais renforce le constat suivant : ce ne sont pas les hostilités, mais la disparition de la communauté humaine qui avait façonné le paysage, qui causa la dévastation. »

Il faut ajouter qu’en 1948 la vie et la culture citadine palestiniennes furent totalement anéanties. Désastre qui s’ajouta aux autres et s’explique par le fait que les catégories urbaines, généralement plus aisées que la population rurale, se retrouvèrent, contrairement aux communautés villageoises reconstituées dans les camps de réfugiés, non seulement exilées mais aussi démantelées et dispersées à travers les villes arabes des pays d’accueil. En sorte que le monde disparu sera exclusivement perçu comme rural, comme un paradis perdu champêtre, et que très peu de place sera laissée à la société des villes, celles du littoral notamment, pourtant florissante et ouverte sur le monde avant la noyade.

Le changement du paysage débute le 18 juillet 1949 dans le bureau de Ben Gourion, qui réunit neuf chercheurs (cartographes, archéologues, géographes et historiens), membres de l’Israel Exploration Society. Un comité pour l’établissement des noms des localités de la région du Néguev est alors formé et chargé d’ « allouer des noms hébreux à tous les lieux — montagnes, vallées, sources, chemins et ainsi de suite »… Le choix de commencer par le Néguev s’explique. La résolution de partage de l’Onu de 1947 ayant rattaché cette région ainsi que le Wâdî ‘Araba, où la présence juive était quasiment nulle, à l’État juif, la judaïsation des lieux est urgente.

« Nous sommes obligés de supprimer les noms arabes [de ces deux régions] pour raison d’État. Car tout comme nous ne reconnaissons pas la propriété politique arabe sur la terre, nous ne reconnaissons pas leur propriété sur les noms de cette terre », expliquera Ben Gourion aux membres du comité.

Mus par une ardeur toute patriotique, ces derniers — à l’exception de ceux qui sont convaincus que l’importance des relevés et travaux cartographiques menés depuis la fin du XIXe siècle et sous le mandat est telle que l’éradication des noms sera un désastre scientifique — taisent leurs réticences et vont jusqu’à surenchérir quant à l’objet de leur mission :

« Les noms que nous avons trouvés non seulement sonnent bizarrement à nos oreilles, mais ils sont en eux-mêmes inappropriés. Leur sens est confus et nombreux sont ceux qui ne sont rien d’autre que des noms d’individus décernés au hasard ou des épithètes désobligeantes ou insultantes. Nombreux sont les noms agressifs tant leur sens est obscur et sombre qui reflète l’impuissance des nomades et leur piètre idée d’eux-mêmes face à la dureté de la nature. […] Tout comme le bédouin n’a pas cherché à s’enraciner dans le lieu, les noms n’y sont pas enracinés et […] les noms hébreux déformés [au fil des siècles] jusqu’à acquérir des formes étrangères voient désormais leur rédemption. »

Achevée en 1951, la mission aboutira à la création de cinq cent soixante nouveaux noms puis le comité du Néguev sera fondu en un autre, créé en 1925 par le Fonds national juif et chargé en son temps de trouver des noms aux nouvelles colonies. Le nouveau Naming Comittee, le comité des appellations, est investi d’une mission à l’échelle du pays récemment proclamé.

Cette reconstitution-fabrication de la Palestine ne datait certes pas de l’apparition du mouvement sioniste. Des missionnaires, des voyageurs et des militaires ont précédé ce dernier qui avaient, chacun à sa façon, pratiqué la « topographie sacrée », et les savants, car il y en eut parmi eux, ne furent que très rarement à l’abri de ce qu’il bien qualifier aujourd’hui de délire généralisé — lequel imposa même parfois des réaménagements du récit biblique. Mais il n’empêche qu’une fois les travaux des missions achevés, une fois les cartes établies, force fut de constater que la terre demeurait malgré tout bien entêtée et que la Palestine regorgeait de noms arabes : sur près de neuf mille noms répertoriés par le Palestine Exploration Fund puis par les cartographes officiels du mandat, 10% seulement étaient d’origine hébraïque ou araméenne.

Après 1948, le pays devint soudain une « ardoise vierge », sur laquelle le comité des noms va agir sans la moindre restriction. Mais là encore, l’entêtement de la terre associé à la hâte des nouveaux maîtres des lieux jouera de drôles de tours… Ainsi la première carte israélienne à usage civil publiée (1956 puis 1958) reprend-elle une carte britannique au 1/100 000e de 1946 avec, surimprimées en violet, les remises à jour des routes et des localités. À ce détail près que les centaines de nouveaux noms juifs y sont signalés sans pour autant que les villes, villages, ruines, Lieux saints et zones cultivées arabes d’avant 1948 n’en aient été effacés. On accole alors à chaque nom arabe, sur la carte, la mention en hébreu et entre parenthèses « Harus », « détruit »… La première carte israélienne se retrouve être très exactement celle de la Nakba.

L’aveu involontaire fera loi jusqu’en 1958, lorsque sera publiée la première carte militaire en hébreu qui « avala les noms précédents et présenta les nouveaux comme s’ils avaient été là depuis toujours ». Ainsi, les quatre cent dix localités palestiniennes rasées — elles seront répertoriées dans leurs moindres détails en 1992, au terme de la monumentale enquête All That Remains, Tout ce qui subsiste, de Walid Khalidi — n’auraient jamais existé. L’entreprise ne se limita pas à effacer et renommer. L’éradication des noms s’accompagna d’une expropriation de la mémoire des lieux.

J’ai dit plus haut à quel point la Palestine était non un métissage mais une fusion des saintetés afférentes aux religions monothéistes, indissociables de cette terre. En 1948, une séparation des religions s’opère et, de monothéiste, la Palestine devint mono-identitaire. En 1948, une séparation des religions s’opère et, de monothéiste, la Palestine devint mono-identitaire. Le Saint-Sépulcre demeure certes chrétien, la mosquée al-Aqsa, musulmane, et le Mur occidental, juif. Mais la religion populaire, celles des belles fusions peu soucieuses des rigorismes théologiques, celle qui étonnait le voyageur témoin de la ferveur musulmane aux fêtes de Nabî Mûsâ, le prophète Moïse, ou du Nabî Rûbîn, le prophète Ruben, et dont le Mohamedan Saints and Sanctuaries in Palestine de Tawfic Canaan, paru en 1927, dressait l’inventaire impressionnant de centaines de sites, de tombes présumées, de lieux de dévotion ou de pèlerinage, de rituels, de chants et de traditions, cette Palestine-là n’a plus sa place en Palestine.

Le remplacement forcé de cette géographie sainte accrut encore le sentiment de perte des Palestiniens. Cette expropriation-renomination — le seul précédent historique remonte aux croisades, lorsque les sites sacrés des deux religions vaincues, juive et musulmane, se virent expropriées par la troisième, victorieuse — de centaines de sites du Nabî Dâwûd, David, au Nabî Dân, Dan, bouleverse de fond en comble l’héritage populaire. Elle frappe l’attribut d’une sainteté du pays indissociable de l’idée de l’accomplissement des trois religions réunies. Elle sonne aussi le glas d’une belle culture qui, faisant fi des orthodoxies, a fusionné croyances et rituels et ancré dans la conscience collective des habitants la conviction qu’ils sont tous les Gens de la Terre sainte et pas seulement ses juifs, ses chrétiens ou ses musulmans. Elle marque enfin le déclin d’une religion bien particulière, qui, sans abolir les registres et champs propres à chacun de ses trois monothéismes constitutifs, était fondée sur l’accueil et l’hospitalité accordés aux croyances des autres.

Radicalisant encore la figure de l’Absent, soulignant, si besoin est, l’ampleur de la dépossession qui frappe la mémoire intime, cette disparition est d’autant plus traumatisante que l’abolition de la Palestine plurielle — sites détruits ou débaptisés, judaïsés et « nationalisés », classés « propriétés de l’État d’Israël » — se fait au nom de la Bible, ce Livre d’où venait pourtant nombre des pratiques abolies. Les prophètes et les saints ne sont pas les seuls à subir destruction ou confiscation. Les morts également sont frappés : disparition des cimetières des villages détruits, expropriation d’autres pour y édifier des bâtiments, routes, et autres (la piscine et le jardin de l’actuel hôtel Hilton de Tel-Aviv occupent le site d’un ancien cimetière de Jaffa).

Le pillage de la terre

L’absence forcée fut donc extrême : morale, onomastique, mémorielle et surtout physique. Il faut dire que la défaite, outre les quatre cent dix villages rasés sur un total de quatre centre cinquante localités palestiniennes héritées du mandat par l’État d’Israël, laissait à ce dernier, en plus des propriétés urbaines, près de quatre millions de dunums de terres agricoles. On comprend dès lors comment l’octroi des nouveaux noms ne pouvait que se doubler, pour reprendre l’expression de Baruch Kimmerling, d’une politique de « désarabisation » des terres à coups de législation rétroactive de la prise du butin.

Dépassant le fait accompli ou la procédure de régularisation juridique d’une mainmise, cette pratique généralisée par l’État vise la légitimation de la dépossession et, partant, du projet historique sioniste en tant que tel.

Mû par une frénésie de légaliser, réglementer, gérer son butin, l’État d’Israël promulgue un arsenal de lois destinées à désarabiser les terres, à garantir le non-retour de leurs propriétaires réels, à mettre la main sur les dunums demeurés entre les mains des Palestiniens vivant encore dans le pays, à tenter, surtout, d’asseoir une incroyable fiction, juridique cette fois.

Les lois et dispositions légales ou judiciaires recourent comme jamais au concept juridique de rétroactivité et, organisant formellement le nouveau statut de la propriété des terres, elles affirment leur appartenance « éternelle », de tout temps, à une personne morale, le peuple juif, représenté par son État revenu en Palestine.

Dépassant la simple confiscation ou le gel de propriété, la désarabisation est une israélisation, c’est-à-dire une expropriation à jamais des terres.

*Image : Lifta, un village près de Jérusalem détruit en 1948