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film “It Must Be Heaven” de Elia Suleiman

Publié le vendredi 24 mai 2019

Elia Suleiman, lauréat du prix du jury en 2002, a été couronné d’un prix spécial, le 25 juin 2019, lors de la cérémonie de clôture de la 72e édition du Festival de Cannes pour sa comédie dramatique, dans laquelle il joue également. Il l’a reçu des mains de l’actrice française, Chiara Mastroianni.
Dans la comédie dramatique It Must Be Heaven, Elia Suleiman tient également le premier rôle. Le cinéaste avait été couronné du prix du jury pour Intervention divine, en 2002, et avait été membre du jury du Festival en 2006.


synopsis

Le film est présenté en compétition au Festival de Cannes 2019

ES (le double du réalisteur) fuit la Palestine à la recherche d’une nouvelle terre d’accueil, avant de réaliser que son pays d’origine le suit toujours comme une ombre. La promesse d’une vie nouvelle se transforme vite en comédie de l’absurde. Aussi loin qu’il voyage, de Paris à New York, quelque chose lui rappelle sa patrie.
Un conte burlesque explorant l’identité, la nationalité et l’appartenance.

bande annonce

- critique de l’humanité

Vendredi, 24 Mai, 2019 Pierre Barbancey

Sur un ton burlesque, Elia Suleiman dans It Must Be Heaven se demande ce que signifie « être chez soi ».

L’un des plats favoris des Palestiniens s’appelle, en anglais, l’upside down. Du poulet avec du riz et des amandes, ainsi appelé parce que, pour le servir, on le renverse, un peu comme une tarte tatin. C’est un peu – toutes choses égales par ailleurs – l’idée qui anime le réalisateur palestinien Elia Suleiman dans son dernier film présenté à Cannes, It Must Be Heaven. Lors de la fameuse trilogie qu’il avait proposée auparavant (Chronique d’une disparition en 1996, Intervention divine en 2002, qui lui avait valu le prix du jury sur la Croisette, et enfin le Temps qu’il reste en 2009), le cinéaste apparentait la Palestine à un microcosme du monde. Cette fois, c’est le monde qui est présenté comme un microcosme de la Palestine.
En permanence confronté à la dualité des situations, des protagonistes

Toute ressemblance étant fortuite, Elia Suleiman est néanmoins un homme de Nazareth. C’est là que tout a commencé pour lui. C’est là que ES (campé par le réalisateur lui-même), déjà rencontré précédemment, observe, avec son faux air à la Keaton, les mains toujours croisées dans le dos, semblable, quand il n’est pas de face, à Handala, ce personnage créé par le caricaturiste palestinien Naji Al Ali (assassiné à Londres en 1987 par les services israéliens). En permanence confronté à la dualité des situations, des protagonistes, qu’ils soient frères, machistes ou flics, ES s’envole pour Paris puis destination New York.

Il n’y a là que des situations somme toute ordinaires. La superficialité qui s’étale, en France comme aux États-Unis, n’est pourtant que la partie émergée de l’iceberg. Certes, à Nazareth, on ne voit pas des jolies filles en tenue éclatante s’exhiber dans les rues ou s’embrasser à pleine bouche. Derrière ses lunettes, ES sent pourtant que l’envers du décor est moins reluisant et ressemble à s’y méprendre à ce qu’il a quitté (fui ?). Des avions de chasse déchirent le ciel pour une démonstration de force, les chars, canons pointés, défilent fièrement, la police patrouille sans cesse dans un chassé-croisé chorégraphique… Quant aux checkpoints, si fréquents en Palestine, ils pullulent maintenant, à Paris comme à New York, aux entrées des aéroports et des centres commerciaux. On pourrait même y ajouter l’entrée du Palais des festivals, à Cannes !

Si loin, si proche. L’atmosphère sécuritaire, violente a envahi le globe, nous dit Elia Suleiman. Mais il ne fait surtout pas œuvre de documentaire géopolitique. D’abord, il utilise son arme de prédilection, arme fatale, le loufoque, voire le burlesque et l’absurde. Le rire lucide. Les instants sont d’autant plus décalés qu’ils éclatent à l’image, avec très peu de dialogues. Lui parle à juste titre de « poésie du silence qui est au cœur du langage cinématographique ». On l’oublie trop souvent. Une caresse tendre pour ceux qui subissent le dérèglement du monde, chauffeur de taxi à Big Apple ou SDF à Paname.

La réflexion est moins légère qu’il n’y paraît. Que signifie « être chez soi » quand les traces du passé s’envolent, que les chansons traditionnelles font place à une musique synthétique sans frontières et que tout se ressemble ? ES finit par rentrer à Nazareth, en ayant observé qu’il est chez lui partout et nulle part à la fois. Heureusement, le citronnier qu’il avait planté avant de partir a poussé. Les fruits mûrissent, éclatants. L’espoir existe encore.
It Must Be Heaven, d’Elia Suleiman. France, Qatar, Allemagne, Canada, Turquie, Palestine, 1 h 37.
Pierre Barbancey

- critique de Telerama

Dans “It Must Be Heaven” en compétition au festival de Canne 2019, le réalisateur palestinien et son double, E.S. à l’écran, s’exilent de la Palestine à New York, en passant par Paris. Le cinéaste arpente ainsi trois villes, trois états d’un même monde devenu partout violent et hyper sécuritaire. Mais toujours avec une pointe d’humour.

Il y a Elia Suleiman, le cinéaste palestinien, et E.S., l’alter ego qu’il fait évoluer dans ses films. Dans son dernier long métrage, It Must Be Heaven, en compétition au Festival de Cannes, E.S. s’assoit à une terrasse de café à la devanture rouge et blanc de la rue Montorgueil, dans le centre de Paris. La scène a été tournée durant l’été 2018.

Dans un habile numéro d’équilibriste – mi-amusé, mi-prudent –, Elia Suleiman tente de raconter, tout en réfrénant son enthousiasme. Son film suit l’aventure d’un homme qui quitte Nazareth, en Palestine, à la recherche d’une nouvelle terre d’accueil entre Paris et New York. Le jour où nous rencontrons le cinéaste, personne n’a encore pu voir le film, et il ne veut pas trop en dire. « Au début, E.S. semble vivre dans la maison qu’occupaient ses parents à Nazareth. Mais ça, on ne le voit pas concrètement, ça reste ambigu. On ne sait pas non plus s’il vient vraiment de là… E.S. se prépare et part pour Paris, car Paris doit sûrement être le paradis », s’amuse le réalisateur en laissant s’installer un silence pour mieux observer son auditoire.
Arrivé à Paris, le personnage E.S. se heurte à l’état d’exception qui lui rappelle la Palestine qu’il vient de fuir.

Longues marches et contemplations solitaires

« Il voit d’abord des choses magnifiques, puis se heurte à l’état d’exception qu’il trouvait déjà en Palestine et ressent la violence, omniprésente à Paris. On sent la tension arriver et E.S. part alors pour New York. » S’éloigne-t-il en réaction à cette violence ? « Pas exactement », lâche Elia Suleiman dans un large sourire, mais il ne sera pas possible d’en savoir plus. Dans ce qui représente New York, E.S. est confronté aux mêmes problématiques. « Il retourne alors à Nazareth, mais ce retour n’en est pas un et le film se termine dans une sorte de no man’s land. Nous ne savons pas ce qu’il advient de ce personnage, mais on comprend que même dans la mélancolie de son existence, il y a de l’espoir. Cet espoir réside dans la nouvelle génération pour une simple et belle raison : elle n’est pas guidée par la société de consommation et cherche activement une culture alternative. »

L’idée de tourner un film dans les différents pays où il a vécu obsède Elia Suleiman depuis longtemps. Une décennie s’est aussi écoulée depuis Le Temps qu’il reste (2009), son précédent film, déjà en compétition à Cannes. « L’émotion qu’il recherche ne peut être que le fruit d’un processus de création long », explique sa monteuse, Véronique Lange, qui a travaillé avec lui sur trois de ses quatre longs métrages. Sans oublier que ses films ne sont pas exactement d’énormes succès commerciaux… Récolter l’argent nécessaire au financement de trois équipes dans trois pays différents a pris énormément de temps.
“Quand il cuisine, et il adore ça, c’est qu’il tient une idée. L’écriture de son scénario a été ponctuée de plats extraordinaires.” Yasmine Hamdan, chanteuse, mariée à Elia Suleiman

Depuis dix ans, Elia-le-rêveur observe. « Ma vie est essentiellement composée du plaisir des bons produits, de longues marches et de contemplations solitaires », résume-t-il, jovial, une cigarette roulée coincée entre l’index et le majeur. Attendre que les choses viennent à lui, ne surtout pas aller vers elles. Il les emporte ensuite dans un voyage intérieur pour interroger la façon dont elles résonnent en lui. « Je cherche et regarde qui je suis par rapport au reste du monde. » Pendant des années, Elia Suleiman a noirci ses cahiers, puis des post-it de notes, de sons, d’images. Des « accidents » qui créent des histoires, des idées poétiques qui frappent à la porte de son imagination mais doivent encore mûrir. « Il y a une relation métaphysique entre ce que l’on voit et son état d’existence spirituelle à un certain moment de la vie. »

Mises bout à bout, ces expériences forment un monde flou, quelque part entre la fiction et… autre chose. Mais il faut encore du temps pour trouver leur connexion subliminale. Alors Elia Suleiman travaille chaque scène comme un tableau. « Je mets des pigments, une couche après l’autre, jusqu’à obtenir une expérience visuelle et cinématographique. » Et surtout leur donner une multitude de lectures possibles. C’est lorsque cette étape de maturation est atteinte que la porte d’entrée claque dans son appartement du quartier Montorgueil. Elia Suleiman part au marché et « revient un peu plus tard avec, c’est selon, un lapin, un poulet et un gros sac de légumes, confie sa femme, la chanteuse libanaise Yasmine Hamdan. Quand il cuisine, et il adore ça, c’est qu’il tient une idée. L’écriture de son scénario a été ponctuée de plats extraordinaires ».
“Rire c’est arrêter le temps une fraction de seconde. Le silence qui vient avant et celui qui vient après sont extrêmement politiques.” (It Must Be Heaven)

Du rythme et du tempo

Sur les post-it, les sentiments se sont bousculés pendant des mois jusqu’à ce que leur expression concrète devienne une absolue nécessité qui « provient de l’intérieur, mais aussi de l’extérieur », précise Elia Suleiman. Comme pour chacun de ses films. Tous sont le fruit d’une interaction entre l’état personnel du réalisateur et la dimension politique du monde, à l’époque où ils ont été pensés. Lors de Chronique d’une disparition (1996), les accords d’Oslo signés par le Premier ministre israélien assassiné, Yitzhak Rabin, et l’ancien leader de l’OLP, Yasser Arafat, sont en pleine débandade, et la Palestine se disloque dans une tragédie.

La seconde Intifada projette ensuite ce pays dans un tel déferlement de violence que seule une Intervention divine (le titre de son film de 2002) semble pouvoir l’en extraire. Elia Suleiman se retrouve alors face au constat du Temps qu’il reste (2009) et l’urgence d’agir pour la Palestine, mais aussi pour lui. Son dernier long métrage confirme la règle. It Must Be Heaven « évoque l’état d’exception dans lequel le monde vit. Aujourd’hui, vous avez des check-points partout, l’appareil sécuritaire est omniprésent. Cette violence devenue globale montre que le monde s’est transformé en une sorte de Palestine ».

“Je cherche et regarde qui je suis par rapport au reste du monde”, explique le cinéaste.

Cette violence, Elia Suleiman l’évoque à travers la figure de la police, « car elle est LE représentant d’un système de pouvoir ». Les forces de l’ordre deviennent partie intégrante du burlesque de son film, que le réalisateur, souvent comparé à Buster Keaton, considère comme « le plus drôle de tous ». « Parce que, chez moi, l’humour provient d’une forme de désespoir et jaillit comme une forme d’espoir. Rire c’est arrêter le temps une fraction de seconde. Le silence qui vient avant et celui qui vient après sont extrêmement politiques. » Finalement, la violence n’est encore une fois qu’un prétexte pour révéler une certaine atmosphère, que le cinéaste considère comme « la vraie protagoniste » de son film.

La construction narrative de ses films n’est jamais linéaire, c’est le regard de son personnage qui nous guide. « Ce qui est magnifique avec Elia, c’est l’endroit où il vous place, analyse Véronique Lange. E.S. nous regarde nous et pointe des détails, des petites choses qui nous mettent face à nous-mêmes. » Les silences d’E.S sont savamment orchestrés par un rythme et un tempo qui suscitent l’émotion ou l’humour.
“J’avais très peur de passer pour un touriste dans chacun des trois pays.” (It Must Be Heaven).

« Elia ne cède jamais tant qu’il n’a pas exactement ce qu’il faut pour le film », poursuit Véronique Lange, qui, une fois le montage achevé, assiste aussi à toutes les étapes de la postproduction. C’est comme ça qu’un feu d’artifice, d’abord réalisé à partir d’images d’archives, a été totalement refait en effets spéciaux au dernier moment. « Il ne lui allait pas, il était trop banal. Refaire la scène lui fait gagner en intensité, la termine et l’amplifie. Elia a pu choisir le rythme, le nombre d’explosions, leurs couleurs, leur intensité et leur progression. Ce n’est plus un simple feu d’artifice et ça, c’est formidable », s’enthousiasme-t-elle. « Elia est extrêmement perfectionniste. C’est quelqu’un de très exigeant envers lui-même et les autres, mais aussi de très généreux. »

Elia Suleiman a pensé It Must Be Heaven comme un voyage dans des lieux incarnés, et pas uniquement parcourus. « J’avais très peur de passer pour un touriste dans chacun des trois pays, mais je suis maintenant absolument confiant de ne pas être tombé là-dedans. » Le réalisateur connaît Nazareth pour y avoir grandi, New York pour y avoir vécu quatorze ans en pointillé, et Paris, depuis qu’elle est devenue sa ville en 2002. Le Palestinien parle plus facilement d’une « forme de nomadisme » ou d’une « expérience de l’exil » que d’un exil en soit, « car cette expérience est volontaire ».

Comme Elia Suleiman dans la vraie vie, E.S. a vieilli à travers les films. En 2019, E.S. ne saute plus le mur qui sépare Israël et la Palestine avec une perche comme dans Le Temps qu’il reste. « C’est d’ailleurs ce qui est somptueux dans It Must Be Heaven, pense sa monteuse. Elia se laisse voir tel qu’il est, dans toute sa maturité. Il se présente sans fard, le temps ayant agi sur son visage. » Si, auparavant, Elia Suleiman montrait ses parents, c’est désormais lui seul qu’il donne à voir.

Dans It Must Be Heaven, il n’y a pas d’histoire d’amour, pas de femme, pas de père, pas de mère. « Il a fallu dix ans pour faire ce fil, car c’est un incroyable voyage, d’une intensité rare », assure Véronique Lange. « S’il avait été conçu plus tôt, je n’aurais pas eu le film que je voulais », confirme le réalisateur palestinien. Il a fallu du temps pour que l’idée mûrisse. « J’attends et j’attends encore, parfois un peu trop longtemps. D’ailleurs, si un jour je me lance dans un nouveau long métrage, j’essaierai de penser sérieusement à le réaliser un peu plus rapidement. »


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