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Forces et faiblesses de la « Palestine 24 images/seconde »

Publié le mardi 19 juin 2018

Nous publions ici l’article de Hassina Mechaï paru sur le site "Le monde Arabe.fr" - 18.06.2018

Le cinéma palestinien montre la continuité d’une présence historique sur une terre dépossédée.

Que peut le cinéma en Palestine ? Que peut-il pour la Palestine ? Comme un fil rouge, courait cette double question lors de la 4e édition du Festival Ciné Palestine (FCP), qui vient de s’achever à Paris. Une semaine foisonnante et riche, à l’image de ce cinéma palestinien, qui charrie tout à la fois les problématiques liées à l’occupation tout en essayant, dans un mouvement parallèle, de les dépasser.

Cette année, la semaine de projections, tables rondes et rencontres diverses était placée sous le signe de la nakba, les 70 ans de cette « catastrophe » obligent. Ce faisant, c’est tout l’enjeu de la mémoire qui était ainsi posé – mémoire historique, mémoire historiographique, mémoire cinématographique. A cette dynamique du souvenir maintenu vivant se devinait, dans les films sélectionnés, la volonté de ne surtout pas figer le cinéma palestinien comme seul gardien mémoriel. Mais de justement l’inscrire dans un présent proactif tout comme dans le paysage mondial de l’industrie du cinéma.

Les FCP Industry Days, caméra et keffieh

Avant d’être un art porteur d’un imaginaire humain et national, le cinéma est d’abord une industrie. Une kyrielle de métiers, qui vont des techniciens aux réalisateurs, acteurs, mais aussi producteurs et distributeurs. Une chaîne d’actions spécifiques qui constitue une problématique supplémentaire pour le cinéma palestinien, doublement enclavé entre la production israélienne et celles des autres pays arabes.

C’est précisément ce qu’a bien compris le FCP, qui a lancé cette année la première édition des FCP Industry Days. Deux jours d’intenses activités où des « professionnels de la profession » ont pu échanger idées, expériences, projets naissants. Un espace professionnel qui s’est donné pour but de devenir un rendez-vous utile à la création cinématographique indépendante palestinienne – et plus largement arabe -, mais également pour aider à la distribution et à la circulation de ce cinéma si singulier, par nature et par nécessité.

Le maître-mot du cinéma palestinien est en effet « adaptation ». Adaptation à un manque de moyens mais également aux conditions et empêchements divers générés par une situation d’occupation, colonisation et donc de quadrillage en étau de l’espace géographique. « Tout est plus compliqué pour les tournages en Palestine », note ainsi Hanna Atallah, directeur artistique de FilmLab Palestine présent au FCP Industry Days.

Le FilmLab Palestine est un organisme qui a précisément pris conscience des difficultés particulières que rencontre le cinéma palestinien. Né à Ramallah, l’organisme s’est créé autour de l’idée de structurer une plateforme qui permettait aux réalisateurs palestiniens d’échanger et de coopérer. « Il s’agissait surtout de créer un début d’industrie où nous aurions nos propres techniciens, acteurs, chefs opérateurs, producteurs et distributeurs. Et évidemment nos propres styles de films » explique Hanna Atallah.

Le projet a été lancé en 2014, avec une vraie stratégie pour développer des infrastructures propres. « Il existe évidemment un problème de fonds et de financement car il n’y a pas d’industrie du cinéma en Palestine. Mais cela oblige à des alternatives, comme par exemple envoyer les films en post-production à Sarajevo ou Copenhague. Les fonds privés, étrangers ou intérieurs sont aussi sollicités. notre cinéma est évidemment pour préserver notre culture, la montrer » ajoute le directeur artistique.

Brigitte Boulad est la directrice exécutive du FilmLab Palestine. Pour elle, le cinéma palestinien « est un cinéma qui est presque mort après la première Intifada. Il n’y a presque plus de cinéma indépendant, seuls quelques centres commerciaux diffusent des films américains à grand budget. » Pour le raviver ? Il faudrait lui créer une audience à travers un programme pour les plus jeunes, estime-t-elle. Des ateliers de création ont été mis en place pour ces enfants, qui peuvent ainsi raconter leur histoire. « On leur apprend à la scénariser, à la filmer » renseigne Brigitte Boulad.

Le FilmLab Palestine arpente les villages, rencontre des jeunes – qui, de 5 à 9 ans, visionnent des films puis, jusqu’à 14 ans, passent derrière la caméra -, diffuse des œuvres et soutient les nombreux cinéclubs qui se créent. « Véritables lieux de sociabilité, les projections se structurent en thématiques et chacun peut alors s’exprimer. Le fait de raconter son histoire, celle liée à l’occupation, leur redonne une place dans l’ordre narratif palestinien. Chacun s’écoute, dans une situation hors de l’ordinaire, ce qui donne une validité à leur parcours » indique la directrice exécutive de l’organisme.

Créer une industrie sui generis du cinéma palestinien

Aucune lutte de libération n’a jamais été aussi bien documentée, avec une telle immédiateté. Mais qu’est-ce qu’un film palestinien au juste ? Un film sur la Palestine ou fait par des Palestiniens ? Pour Hanna Atallah, « La question n’est pas de savoir qui fait. La question est celle de la Palestine ». D’innombrables films ont été réalisés sur la Palestine et le conflit israélo-palestinien par des non-Palestiniens, des cinéastes israéliens et même étrangers à la région. Mais cela fait-il de ces films un cinéma palestinien ?

Le cinéma est précisément un enjeu politique car porteur d’une « justification » de chacune des nations présentes sur cette terre.

Il y a une vraie ambiguïté conceptuelle sur ce qui constitue un film palestinien : est-il palestinien par le sujet traité ou le message porté ? Le sera-t-il par la nationalité du réalisateur, celle des acteurs, techniciens, société de production ou bailleurs de fonds ? Le caractère transnational ou interculturel de nombreux films reflète ce que Edward Saïd appelait la situation « hybride » des Palestiniens, dispersés dans une diaspora mondiale et à l’intérieur même des frontières de la nation occupante. N’est-ce pas précisément cette réalité qui empêche aussi l’autonomisation du champ cinématographique palestinien par rapport au voisin israélien ou même arabe ?

Ces problématiques posent indirectement celle de l’argent, nerf de toute bataille, sinon de la guerre cinématographique qui se joue aussi en Palestine et en Israël. Bataille de mémoire mais aussi ordre narratif qui doit apporter au monde une vision des enjeux politiques. Car de façon évidente, le cinéma est tout autant un art qu’un vecteur politique : « La vérité 24 images/seconde », selon le mot de Godard ; un créateur d’ « identité narrative », selon le mot de Ricoeur. Le cinéma est précisément un enjeu politique car porteur d’une « justification » de chacune des nations présentes sur cette terre.

L’une des difficultés principales que rencontre le cinéma palestinien est évidemment qu’il est occulté par le voisin israélien. C’est la lutte d’un cinéma Goliath, puissamment subventionné, contre le David palestinien. « Certains projets internationaux finissent par être faits par des compagnies israéliennes qui ont plus de moyens et de facilités » déplore ainsi Hanna Atallah. Comment dépasser ce paradoxe à découvrir des acteurs palestiniens ou des problématiques liées à la Palestine par le cinéma israélien ? Comment faire pour qu’il y ait un cinéma palestinien stricto sensu, des acteurs à la production ?

« Le seul moyen est de créer une industrie du cinéma palestinien, des cameramen aux acteurs, post-production. Mais cela se fait lentement faute de moyen. Les Israéliens ont évidemment plus de moyens et le cinéma israélien fait partie de la narration israélienne. Les Palestiniens sont menacés non par un silence, mais par un discours qui est toujours le même et il faudrait essayer de casser ce discours » précise Brigitte Boulad.

Le FilmLab Palestine, par exemple, fonctionne à partir de dons venus « de fondateurs privés, de 60 à 65 % » explique sa directrice exécutive. « Le reste vient de donateurs, à travers des instituts européens. On a un petit budget du ministère de la culture palestinienne. Il nous donne ce qu’il peut car le budget culture est très faible. Mais les gens donnent, assez étonnement, car chacun s’identifie, je crois, au fait de pouvoir dire son histoire. La diaspora palestinienne en Jordanie par exemple donne aussi, car elle a compris que le cinéma a une portée beaucoup plus grande que la seule dimension artistique » détaille Brigitte Boulad.

L’exemple du montage financier du film d’Annemarie Jacir, Wajib. Sélectionné cette année aux Oscars – celui du meilleur film en langue étrangère -, ce film cristallise toutes les difficultés rencontrées par le cinéma palestinien. Oussama Bawardi, producteur de longue date chez Philistine Films, a réuni une mosaïque d’investissements, impliquant huit coproducteurs, un soutien post-production de la part du DIFF Enjaaz et du Doha Film Institute, ainsi qu’une petite subvention du ministère palestinien de la Culture. « Le financement complexe et créatif de Wajib est assez typique de la façon dont les productions palestiniennes se font. Nous n’avons pas d’industrie mais nous avons des cinéastes, des écrivains et des gens qui font des choses vraiment intéressantes, mais c’est difficile » note-t-il.

Le cinéma palestinien semble aussi enfermé dans un paradoxe : si la coproduction est souvent le seul moyen pour montrer les œuvres palestiniennes, ce mode de financement constitue aussi une entrave au développement global d’une industrie cinématographique nationale. « Cela signifie que les films palestiniens sont rarement filmés par une équipe totalement palestinienne et que nous ne formons pas assez de techniciens locaux ou ne créons pas nos propres circuits de production, autonomes et indépendants » note un producteur présent au FCP Industry Days.
Le cinéma, vecteur de normalité dans une situation anormale

« Entre le héros et le martyr, il y a la place pour la normalité qui est aussi un vecteur de liberté » note Brigitte Boulad.

Une chose, en revanche, est bien certaine : le cinéma palestinien est intrinsèquement lié à l’histoire de la Palestine depuis 1948. La plupart des cinéastes, réfugiés après la nakba dans les pays arabes alentours, ont réalisés des films portés et financés par des fonds des mouvements palestiniens. Les problématiques portées par ces films, souvent des documentaires, étant évidemment de montrer la lutte palestinienne. Message d’unité à l’adresse des Palestiniens de l’intérieur comme à ceux de la diaspora. Mais également au monde, pour témoigner de la persistance d’une lutte d’émancipation nationale

Rapidement, pourtant, va apparaître un autre cinéma palestinien. Son but ? Décrire au plus près la réalité palestinienne quotidienne, avec l’occupation non pas comme point centrale de narration mais comme contexte à des histoires humaines. La réalité palestinienne présente désormais trois visages, qui épousent les trois réalités palestinienne : la vie sous colonisation en Cisjordanie ; la vie comme minorité en Israël ; les Palestiniens sous siège à Gaza. Trois thématiques mais une seule narration, celle de l’exil intérieur, de la dépossession passée et présente ; de la terre d’abord, de la mémoire ensuite, de la culture désormais.

Car le projet sioniste, la colonisation de tout un peuple, n’est-il pas également celui d’effacer et de remplacer des populations autochtones ? La question ne manque pas de légitimité. Pourtant, certains cinéastes en ont assez des stéréotypes de ce genre. « Je ne veux pas voir des films pour pleurer sur la Palestine. Est-ce que le cinéma palestinien est condamné à avoir pour unique arrière-plan l’occupation ? » interroge un jeune réalisateur de Haïfa, présent ce jour-là. « Il faut raconter l’histoire palestinienne hors des stéréotypes de la victime. Il y a tellement d’autres choses à dire, une vie au jour le jour à raconter. Il y a tout ce qui lie le genre humain, qui se retrouve en Palestine : l’amour, le travail, l’ambition. »

Le jeune homme d’embrayer sur certains cinéastes qui « parfois se sont mis dans ce stéréotype, qui leur est renvoyé mais qu’ils finissent par épouser malgré eux ». Ce qu’admet volontiers cette jeune doctorante, dont la famille est originaire de Gaza et qui travaille sur les enjeux de la mémoire. « Mais certains traitent ce sujet avec beaucoup d’humour. Cela crée de la distance. Il faut aussi raconter ces histoires qui se lient entre Israéliens et Palestiniens et dont on ne parle pas car on veut éviter qu’elles existent » philosophe-t-elle.

Que s’agit-il de montrer à travers ce cinéma ? La continuité d’une présence historique palestinienne sur la terre dépossédée.

Les jeunes réalisateurs présents au FCP Industry Days semblaient partager les mêmes aspirations. Changer l’image des Palestiniens ; saisir sa vie en la disant soi-même et non à travers la seule industrie cinématographique israélienne ; faire œuvre de mémoire et de transmission. Mais également faire le lien entre les différentes communautés : diasporique, cisjordanienne, gazouie et palestinienne de 1948. Maintenir l’unité nationale à travers la culture commune, porteuse d’enjeux nationaux mais aussi, de plus en plus, métaphore d’une Palestine appelée à revivre sur ses terres d’ancrage.