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Edward Saïd : l’orientalisme et le rejet de tout obscurantisme

Publié le dimanche 15 avril 2018

Edward Said, l’orientalisme et le rejet de tout obscurantisme
Orient XXI > Lu, vu, entendu > Biographie > Sylvain Cypel > 9 février 2018

Décédé en septembre 2003, Edward Said a été l’intellectuel palestinien le plus important du XXe siècle. Il a bouleversé les études de littérature comparée et a été entièrement engagé dans le combat pour la Palestine. L’essayiste et écrivaine Dominique Eddé, qui a partagé une grande partie de sa vie, lui a consacré un livre, "Edward Said. Le roman de sa pensée", paru en octobre 2017. ...

...... L’auteure parvient à évoquer les relations intimes qui l’unirent à Said avec une pudeur et une poésie constante, mais aussi parfois une rudesse, qui fixent l’amour à jamais.....

Hanté par la question coloniale

Si la part de l’intime effleure tout du long, le cœur de l’ouvrage reste consacré à la « pensée » de Said, dont elle rappelle qu’il écrivit dans Out of Place : A Memoir (Vintage, 2000) : « J’ai toujours donné la priorité à la conscience intellectuelle, et non nationale ou tribale, quel que soit le degré de solitude qui devait s’ensuivre. » Cet homme-là est « inclassable », progressiste, certes, mais privilégiant d’abord l’indépendance d’esprit ... D’une curiosité intellectuelle et artistique insatiable et d’une érudition spectaculaire, le Said que Dominique Eddé nous fait partager passe de la littérature à l’ethnologie ou de l’histoire à la musique avec une facilité qui tient chez lui de la banalité.... Mais plus que tout, l’homme Said y apparait prioritairement hanté par la question coloniale, même s’il ne se désintéresse pas des enjeux socio-économiques. " Il a nettement concentré sa bataille sur la question de la domination d’un monde ou d’une culture par l’autre, plutôt que sur celle des classes...."

Dominique Eddé consacre une part importante du livre à exposer et à débattre de la thèse pionnière de Said sur le rôle joué par l’orientalisme comme support idéologique des ambitions coloniales.... Eddé, qui fut chargée au Seuil du lancement français du livre fondateur de Said "L’Orientalisme". L’Orient créé par l’Occident en 1980, racontait récemment combien ce texte resta grandement ignoré par les milieux intellectuels français. Ceux-ci, comme les médias, dit-elle, « n’étaient pas prêts » pour sa lecture....

« Antisémitisme et racisme anti-arabe vont de pair »

Elle évoque, bien évidemment, la lutte de Said pour la reconnaissance des droits des Palestiniens, dont il fit après la guerre de juin 1967 son principal engagement politique. Eddé lui consacre pourtant une place relativement modeste, peut-être parce que l’essentiel a déjà été dit. Said fut un infatigable défenseur de la cause palestinienne et un contempteur sans concession du colonialisme israélien (son livre The Politics of Dispossession [1], non traduit en français, reste l’un des meilleurs sur la spoliation des Palestiniens). Mais il fut aussi parmi les tout premiers à promouvoir dans le monde arabe la reconnaissance d’Israël, avant de soutenir l’idée de « l’État unique » pour réunir Palestiniens et Israéliens dans un futur de parité et de dignité retrouvée. De même dénonça-t-il sans relâche le négationnisme qui se manifeste dans le monde arabe envers l’extermination des juifs d’Europe durant la seconde guerre mondiale [2]. Eddé rappelle ces propos de Said : « L’antisémitisme et le racisme anti-arabe vont de pair » (…), « les racines de l’orientalisme sont les mêmes que celle de l’antisémitisme ».

Mais, alors qu’il était devenu en 1977 un membre indépendant du Conseil national palestinien, le « Parlement » de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), il s’érigea instantanément en 1993 en critique radical de l’accord d’Oslo par lequel Israël et l’OLP se « reconnaiss[ai]ent mutuellement ». Accord qui ne pouvait, à ses yeux, que déboucher sur une nouvelle catastrophe pour les Palestiniens, parce qu’Israël à la fois ne reconnaissait rien de ses crimes passés (spécifiquement : l’expulsion massive d’un peuple de sa terre) et ne prenait aucun engagement contraignant quant à l’avenir. Au fond, écrit Eddé, Said « ne se bat pas tant pour l’obtention d’une nation [pour les Palestiniens] que pour une reconnaissance de l’injustice ; pour une justice ouverte, une fois ses droits reconnus, à un retour vers l’Autre ».

Détestation des pouvoirs arabes

Said n’avait plus que deux ans à vivre lorsqu’advint le 11 septembre 2001. Sur l’islamisme radical, il avait commencé de travailler, mais il n’aura pas vécu assez longtemps pour assister à l’expansion du phénomène djihadiste guerrier...« Qu’en serait-il à présent ? s’interroge Dominique Eddé. Comment aurait-il organisé son discours, établi ses priorités, alors que Daesh et Assad ont porté l’ignominie à son comble et que, de l’autre côté, les électeurs américains ont porté Donald Trump au pouvoir ? Je me garderai bien de répondre en son absence », conclut-elle prudemment. Pourtant, avant d’écrire ces mots, elle donne ce qui fournissait la clé des premiers travaux de Said sur la question. Ceux-ci, écrit-elle, mêlaient une « détestation de l’obscurantisme des pouvoirs arabes » auquel Said attribuait la montée en puissance du fondamentalisme islamique, alliée à une « vigilance à dénoncer le racisme antimusulman » qu’il sentait déjà percer puissamment dans les sociétés occidentales. Peu de doute que ces deux éléments seraient restés ancrés au plus profond de ses préoccupations.

[aujourd’hui on peut penser, en poursuivant l’oeuvre de Saïd, que ] L’espace arabo-musulman ne se sortira pas de la crise béante dans laquelle il s’est enfoncé sans une introspection critique très profonde, beaucoup plus profonde encore que celle qu’avait initiée Said dans son œuvre.

Eddé ... conclue son ouvrage sur une critique sévère — qui, veut-elle croire, eût aussi été celle de Said — contre deux manifestations qui se nourrissent l’une l’autre. La première est cette « forme néfaste d’orientalisme » que Said avait déjà analysée et qui retrouve une nouvelle vigueur. « Celle qui consiste non seulement à renvoyer les musulmans en masse à l’identité d’un islam intangible et figé, mais, plus méprisant encore, à baisser le niveau d’exigence morale dès lors qu’il s’agit de cette religion. Autrement dit : accordons-leur d’être différents, en leur accordant une part de barbarie qui répond à leur héritage culturel ».

Le pendant de cette propension est ce qu’Eddé nomme, à la suite de Sophie Bessis, « le différentialisme », le repli sur soi et le rejet identitaire à rebours des héritiers de l’oppression coloniale, qu’elle perçoit comme une menace fatale et dont elle voit un exemple achevé dans l’idéologie véhiculée par les Indigènes de la République. « Tribu contre tribu, race contre race, leur riposte contre le colonialisme tourne à la négation de l’histoire, à l’occultation de ce qui s’est passé avant et après le colonialisme. Leur croisade contre ‟les Blancs” assortie du ‟nous” et du ‟vous”, à l’exact opposé du travail entrepris par Said, est une entreprise aussi imperméable et clivée que celle de Said était subversive, destinée à dénoncer l’enfermement de la pensée.... »

Sylvain Cypel (Extraits de l’article)


[1] The Politics of Dispossession : The Struggle for Palestinian Self-Determination, Pantheon Books, 1994.

[2] « La thèse selon laquelle l’Holocauste ne serait qu’une fabrication sioniste circule ici et là de manière inacceptable. Pourquoi attendons-nous du monde entier qu’il prenne conscience de nos souffrances si nous ne sommes pas en mesure de prendre conscience de celle des autres ? », écrivait-il dans Al-Hayat, 30 juin 1998 (Le Monde diplomatique, août 1998).

Image : Fresque murale du Centre Cesar Chavez en hommage à Edward Said, université de San Francisco.


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