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Kamal Aljafari, réalisateur palestinien

Publié le jeudi 9 mars 2017, Thèmes : - Cinéastes

Kamal Aljafari est né dans un village voisin de Ramla en 1972. Il passe une partie de son adolescence à Jaffa, puis il émigre en Allemagne pour étudier le cinéma.

En 2003, il tourne son premier court-métrage, un film de fin d’étude : Visit Iraq. Le film porte sur une pièce vide, dont l’histoire émerge peu à peu au fil des témoignages des voisins, qui développent des interprétations diverses à son propos… Certains diront que nous avons ici déjà, dans cette pièce désertée, la matrice embryonnaire des prochains films du réalisateur palestinien.

Lorsqu’on l’interroge à ce propos au festival de cinéma des États Généraux du Film Documentaire de Lussas en 2016, il raconte l’histoire de ce film : « Je suis passé devant le bureau de Iraqi Airways à Genève par hasard. C’était en 2003 et j’ai été surpris de voir qu’un tel bureau existait encore, puisqu’il y avait déjà eu dix ans d’embargo contre l’Iraq ! Le bureau était parfaitement en ordre, comme s’il était encore utilisé. Quelques semaines plus tard, lorsque je suis revenu à Genève pour tourner le film, j’ai trouvé le bureau détruit et vidé. Il ne restait que quelques objets : des cartes postales montrant des avions de la compagnie, des téléphones, des tables poussiéreuses et quelques lettres. J’ai décidé de filmer l’espace et peu à peu, c’est devenu un film sur l’absence, sur toutes les formes de l’absence. La caméra recueille ce qui a été abandonné et essaie de capter sa beauté, une beauté perdue, d’une façon ou d’une autre. Les passants et les voisins se méfiaient beaucoup des gens du bureau, qui étaient partis depuis plus de dix ans. Le film est devenu une sorte d’étude de cette zone de Genève en 2003, de la façon dont l’autre y est perçu, de la vie quotidienne autour du bureau. J’ai appris qu’en restant dans un seul lieu, je pouvais créer de la poésie. »

Dans la foulée, il tourne Le Toit, son premier long métrage qui sort sur les écrans en 2006. La Harvard Film Archive le présente ainsi : « Ce film faussement paisible dresse le portrait de la famille de Kamal Aljafari à Ramla et Jaffa, quelque part entre documentaire et autobiographie filmée, par les mouvements tranquilles mais incessants d’une caméra agile dans les différentes pièces de maisons inhabitées, abîmées ou en ruines. Le titre fait référence au toit qui manquait à la maison où la famille du cinéaste s’établit en 1948, une maison inachevée, un projet de construction laissé en suspens. L’utilisation de l’immobilité et de l’espace hors-champ évoque une suspension, un temps d’attente, un après-coup, comme si les vies se vivaient ailleurs. »

En 2009, le cinéaste réalise deux projets : d’abord, un court-métrage, Balconies, sorte de méditation expérimentale qui se focalise sur les balcons détériorés et inachevés de la ville d’origine de Kamal Aljafari, Ramla, et inspirée de Romance sonámbulo de Federico García Lorca.
Ensuite, il réalise son second long métrage : Port of Memory, où on suit de nouveau sa famille : « Je suis parti d’une réalité que vivaient des gens de ma famille. Ils venaient d’être expulsés de leur maison dans laquelle ils vivaient depuis des années et cela m’a ôté le sommeil. Jaffa, ou du moins ce qu’il reste de Jaffa, n’est pas seulement une ville qui subit l’embourgeoisement, c’est un lieu qui a été occupé puis vidé de ses habitants il y a soixante-cinq ans. Le peu de gens qui y sont restés ont tout laissé derrière eux et sont devenus indésirables, des immigrants dans leur propre pays » [1]

Le documentaire est porté par la révolte qui accompagne le constat quotidien des injustices que subissent les palestiniens de l’intérieur : « En arabe, nous sommes désignés comme « ceux de l’intérieur », ce qui a une résonance particulière pour une oreille palestinienne. Cette expression désigne les palestiniens qui vivent à l’intérieur d’Israël. Pourtant être "de l’intérieur" signifie être indésirable, ne pas exister sur de nombreux plans, politiquement, juridiquement, socialement et pour finir, cinématographiquement. C’est une expérience de déplacement intérieur, de désorientation et finalement de doute sur la légitimité et la finalité de sa propre existence, un exil en soi-même. » C’est bien ce même diagnostic que dressait la cinéaste palestinienne Ula Tabari dans son film documentaire Enquête personnelle en 2002.

Kamal Aljafari évoque par ailleurs les autres sources qui ont nourrit son documentaire :
« D’un point de vue conceptuel, ce projet est inspiré par la déclaration que Jean-Luc Godard a faite dans son dernier film Notre musique dans une scène qui a lieu à Sarajevo où il parle avec des étudiants en cinéma et où il dit « donc, en 1948 : les Israéliens marchent dans l’eau vers la Terre Promise, les Palestiniens marchent dans l’eau vers la noyade, champ-contrechamp. Le peuple juif rejoint la fiction tandis que le peuple palestinien rejoint le documentaire ».

Une métaphore terrible de l’histoire de la construction physique d’Israël, qui renvoie aussi à une réalité historique moins évidente, celle de l’expansion de l’activité coloniale israélienne par le cinéma — pensé comme moyen de production d’une histoire mythique par l’État Israélien ; C’est une réalité que Kamal Aljafari a connu personnellement puisque la ville de Jaffa a servi de décor à cette construction fictionnelle. En effet, c’est bien à Jaffa qu’a été initié le genre du « burek » qui célèbre cette ville comme le lieu du regroupement de la diaspora juive : Le « Kibboutz Galuyot ». Kamal Aljafari va reprendre des éléments de cette tradition, afin de les détourner dans ce documentaire.

C’est ce travail de détournement que le réalisateur prolonge cinq ans plus tard avec Recollection. Il s’agit de redonner leur place aux palestiniens, de renverser cette interdiction d’accéder à l’imaginaire collectif et à leur propre histoire. Le film est entièrement construit à partir d’images des fictions israéliennes tournées à Jaffa avec le soutient d’Hollywood au cours de années 60 et jusque dans les années 90, qui éludent complètement le peuple palestinien, et qui appartiennent à ce qu’on appelle le « burek ».

Au festival de Lussas, un an après la sortie du film, Kamal Aljafari tenait ces propos : « Je pense qu’avec Recollection, j’ai essayé de me libérer de beaucoup de concepts, y compris les miens, des endroits réels, et cette fois-ci j’ai choisi d’utiliser ce qu’avaient capté ces films de fiction sans le vouloir. Dans ce processus, je me suis rendu compte que je pouvais tout y trouver, même mon oncle qui a passé toute sa vie dans un hôpital psychiatrique et qui a été filmé par hasard sur le chemin du retour à l’hôpital un dimanche matin, parce que l’équipe de tournage israélienne ne travaillait pas le samedi et qu’il sortait toujours de l’hôpital le week-end. Pour moi, il était un fantôme qui disparaît et réapparaît, et il est donc apparu à l’arrière-plan d’un film de fiction israélien sur le chemin du retour à l’hôpital. J’ai trouvé tout un album de lieux et de gens qui n’existent plus dans le monde réel mais que l’on peut trouver dans les films de fiction israéliens ou américains qui, ironie du sort, étaient faits dans l’intention de les déraciner. Ces lieux, ces personnes ont réussi à entrer dans les images en contrebande »

« Dans Recollection, l’usage de la matière filmique elle-même raconte une autre histoire. Je voulais faire l’impossible, ce qui n’est possible qu’au cinéma : voir le passé, revisiter des lieux qui n’existent plus, se réapproprier toute une ville, une vie qui nous a été arrachée. Oui, tout ce qu’il me reste est le cinéma comme lieu de vie possible, comme le dit Adorno, et en un sens, sa phrase représente l’avenir d’un nombre grandissant de nations de notre monde. »

Ailleurs, Aljafari citait encore le philosophe allemand : « Theodor Adorno disait : « pour un homme qui n’a plus de patrie, écrire devient un endroit où vivre… » Pour un palestinien le cinéma est une patrie. »
On peut entendre ici comme un écho à certaines paroles de Raed Andoni, et l’on est heureux de reconnaître une ambition partagée par les réalisateurs contemporains à l’endroit de l’art cinématographique palestinien. C’est en ce sens aussi que nous pouvons donner une valeur plus grande à recollection :
« J’ai aussi ressenti quelque part l’obligation de collectionner, de préserver tout ce qui disparaissait […] N’est-ce pas ce que nous faisons en réalisant des films ? Nous visitons des lieux, des mémoires, des sentiments, des gens ; nous y allons pour figer le temps ; nous créons des albums. D’une certaine manière, c’est tout ce que l’on fait lorsque l’on réalise un film »

Contrairement à ses films précédent, Recollection n’a pas vraiment de personnage principal, ni même de narration à vrai dire ; le réalisateur se promène dans un monde d’images déjà mortes pour leur donner l’aspect du rêve, qui est ce lieu où reviennent nous hanter les personnages effacés de la réalité qu’on s’est construite. En ce sens, le film gagne un aspect expérimental en travaillant l’histoire elle-même au travers du matériau fictionnel, et en faisant avec elle ce qu’on eu cru impossible : faire des expériences, et ouvrir pour elle la possibilité d’une répétition différente. Le réalisateur palestinien offre avec ce documentaire une réflexion critique rare qu’on retrouve trop peu, et qui semble donner une actualité nouvelle aux travaux de Chris Marker ou encore à ceux du mouvement situationniste.

A Lussas, Kamal Al Jaffari disait encore :« Tant de films existent déjà : nous devrions les traiter comme des images d’archives et les utiliser librement, les modifier, effacer les comédiens si nécessaire, et retourner aux endroits filmés pour les habiter de nouveau, faire de nouveaux films à l’intérieur. Nous devrions nous sentir libres de tout mélanger, parce qu’il n’y pas de limites ou de différence entre ce qui vit et ce que nous regardons. C’est aussi la seule manière de véritablement exprimer qui nous sommes maintenant, à l’époque actuelle, l’époque de l’imaginaire et des illusions »

Filmographie :

2003 : Visit Iraq.
2006 : Le Toit.
2009 : Port of Memory & Balconies.
2015 : Recollection.

Lucas.


[1interview accordée à l’occasion du festival de cinéma du réel en 2010 à Paris http://blog.cinemadureel.org/2010/03/19/journal-du-reel-n2-entretien-avec-kamal-aljafari/

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